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BIENNALE DE LA DANSE. LA REVENCHE DE LAGOS.

Libération– Par Ève Beauvallet.


Qudus Onikeku présente à Lyon «Re:INCARNATION», fruit du dialogue connecté ultracréatif entre les street-dancers des capitales africaines et du travail d’affirmation entrepris par le chorégraphe nigérian.



C’était avant TikTok et Facebook Live, c’était il y a mille ans. A Lagos, faire de la «danse contemporaine», c’était danser comme les Européens. Les Instituts français maillaient le continent et leur politique, alors «c’était d’envoyer sur place de grands chorégraphes français comme Angelin Preljocaj pour former des danseurs africains “exportables”, expliquait-on dans Libé en 2016 lors de la Triennale de danse à Ouagadougou. On s’est retrouvé avec de pâles resucées de ses pièces que l’on balançait ensuite sur le marché international et hyperconcurrentiel de la danse. Ça a fait fuir le public et les programmateurs aussi se sont lassés.» Le Nigérian Qudus Onikeku, né en 1984, se souvient bien du formatage et de la schizophrénie : pendant son adolescence à Lagos, il y avait d’un côté la danse qu’il avait toujours pratiquée dans les fêtes et les boîtes – «les gens me lançaient des pièces de monnaie, j’étais très acrobatique» – et de l’autre les ateliers dispensés par des Français, comme Claude Brumachon, sésame vers un hypothétique marché du travail. Entre les deux, zéro connexion. «Dans ces workshops donnés par les chorégraphes étrangers, je sentais bien que quelque chose ne prenait pas corporellement, mais je les copiais sans trop réfléchir.» Il a bien fait, depuis, de braquer le volant et de prendre la bretelle d’autoroute. Car aujourd’hui, presque vingt ans après, lui et sa bande de jeunes street-dancers nigérians réunis pour la pièce Re:INCARNATION sont accueillis en ouverture de la Biennale de la danse de Lyon comme les preuves vivantes d’une nouvelle cartographie mondiale de la danse. Une mappemonde où la danse du Sud n’est plus tout à fait la banlieue de celle du Nord. Une carte où apparaît enfin le territoire excitant que dessinent depuis quelques années des milliers de jeunes Africains dans les artères tentaculaires de leurs Dakar, Abidjan, Luanda, Accra, Lagos.


« Fossé »


Ces jeunes-là ne comprendraient pas qu’ici, en France, il n’y ait pas «la danse de Paris» versus «la danse de Lyon» ou «de Marseille». Chez eux, chacune des mégalopoles a inventé, dans les street-jams, les boîtes et les clips, son «logo» musical et chorégraphique à partir ou en réponse à celui du voisin : coupé-décalé, massoka, afrobeats, high-life… Des danses urbaines mises à jour, recadrées, transformées, redimensionnées à la vitesse d’un post Instagram pour atterrir ensuite sur les smartphones des diasporas du monde entier. Dans le réseau institutionnel, personne ne mesure vraiment à quel point les jeunes danseurs de Re:INCARNATION, dopés à l’afrobeats, au hip-hop et à la funky house, sont des stars des réseaux sociaux. Et à quel point ces réseaux sociaux ont rebattu les cartes de la danse. Sur Instagram se noue aujourd’hui un drôle de dialogue interculturel où le «legwork» (travail de jambes) frénétique du coupé-décalé d’Abidjan vient répondre à la pantsula sud-africaine avant de repartir vers Chicago ou Ivry-sur Seine. «Il y a toujours eu des dialogues entre les différentes danses de rue africaines, mais ça prenait plus de temps et surtout il n’y avait ni archives ni documentation. Imaginez alors la ressource énorme qu’offre aujourd’hui Instagram !» Qudus Onikeku pense qu’il y aurait des dizaines d’essais à écrire sur la circulation internationale des danses de rue, et leurs réappropriations diverses, depuis les capitales africaines. Il entend le faire à sa manière en créant cette pièce chorale, qui marque son retour au pays après plusieurs années en France, et claque au vent, par endroits, comme un drapeau politique : «En revenant à Lagos, j’ai décidé de travailler avec ces jeunes danseurs parce qu’il y a aussi un fossé violent entre l’inventivité de ce qu’ils fabriquent et la valeur économique et symbolique qui leur revient. Donc on ne va pas encore refaire le coup des ressources africaines pillées par les Occidentaux, il faut inventer nos outils !»


Le Nigeria, c’est 210 millions d’habitants. 62 % ont moins de 25 ans et 80 % d’entre eux n’ont pas de boulot, rappelle-t-il. Dans le lot, un nombre invraisemblable de danseurs en puissance, qui cumulent pour certains des dizaines de milliers d’abonnés, en Ile-de-France comme en Uruguay, et monnaient comme ils le peuvent – c’est-à-dire pas toujours bien – leur statut d’influenceur auprès des marques et des labels de musique. A Lagos, entre dépolitisation massive de la jeunesse et omniprésence de la culture bling, Qudus Onikeku est connu comme chorégraphe mais aussi comme l’ingénieur culturel qui a lancé «Afropolis», une plateforme web pour aider les danseurs à monnayer leurs contenus. «On est content, on vient de recevoir 50 000 euros d’Awa, un programme de l’Institut français fléché vers l’Afrique de l’Ouest, pour inventer des masterclass virtuelles, des web séries, etc.» Aussi, début 2014, il a ouvert à Lagos The QDance Center (rebaptisé depuis The People Center), un lieu d’art, de formation, de ressources, dans lequel «les gens ne comprenaient rien à ce qu’on faisait au début puisqu’il ne s’agissait pas uniquement de danse commerciale mais aussi de création.» Dans celle que l’on découvre, Re:INCARNATION, le chorégraphe semble chercher dans le corps ce que Fela Kuti avait trouvé en musique avec l’afrobeat, ce mélange explosif de funk, de jazz et de traditions yoruba inventé à l’orée de la décennie 1970, et qu’il nimbait d’engagement politique. L’afrobeat, depuis, désigne aussi cette danse des rues de Lagos, «une danse complètement émancipée de la binarité homme-femme qui structure la salsa, le flamenco, le ballet classique, entre autres. Ici, les hommes ont clairement un bassin, les femmes peuvent être viriles. Je n’ai pas vu cette fluidité partout…»


Transe


Elle n’existait pas sous cette forme, en tout cas, quand il était enfant. Qudus Onikeku est né au début des années 1980, dans une ruelle ornée de manguiers et de gosses joueurs de foot. Il est le douzième des treize enfants de la famille. Trouver la solitude réclamait d’être inventif. Qudus se réfugiait en haut des arbres. «J’y passais beaucoup de temps, entre les feuilles, à chercher le calme et l’isolement. Les gens, alors, ont commencé à se dire que j’étais un peu étrange !» Il prononce le mot «feuille» avec la délicatesse qu’un biologiste prendrait pour manipuler un microscopique organisme vivant. Qudus est yoruba, ce peuple vieux de cinq siècles dont la philosophie pense le temps en termes de cycles et de réincarnation. «Je viens d’une famille à la fois yoruba et musulmane, assez conservatrice. Je suis croyant, mais les musulmans diront que non ! Parce que je me retrouve davantage dans la conception soufie de l’islam…» Il croit, par exemple, à la transe. Il croit que le corps fait partie d’une expérience spirituelle. Il croit que c’est même le seul chemin pour y accéder. «Si l’esprit a été colonisé par la religion, si le cerveau a été colonisé par l’éducation occidentale, le corps est le dernier espace où les mémoires du passé ont pu être stockées.» A partir de son propre corps, il dit faire un travail d’«excavation». Ou comment faire remonter à la surface de la grotte des traditions et influences oubliées.


C’est sa rencontre avec Heddy Maalem en 2003 qui a tout déclenché. Un chorégraphe franco-algérien «qui n’enseigne pas tant des techniques – même s’il est très cultivé sur les arts martiaux – que des voies d’émancipation pour les danseurs. Je l’ai suivi de Lagos à Toulouse.» En France, il atterrira aussi au Centre national des arts du cirque. Dominique Hervieu, directrice de la Biennale de la danse de Lyon, se souvient de l’époque où Qudus Onikeku sortait de l’école et débarquait façon bulldozer sur les plateaux. «Un performer incroyable, tout petit, hyper charismatique.» Seulement, le chemin pour passer de danseur à chorégraphe était troué de nids-de-poule. «Après ma troisième pièce, à 29 ans, j’ai commencé à perdre espoir. Et surtout à perdre le sens : le système des tournées, l’économie, le rapport au public, je ne me retrouvais dans rien, se souvient-il. Le fossé entre les salles des scènes nationales – où l’on est super heureux quand il y a dix noirs dans le public – et la ville hyper cosmopolite dans laquelle je vivais, Saint-Denis, m’a un jour semblé trop vertigineux.» Il tente alors de fédérer une communauté de danseurs autour de son projet «Afroparisian Network». L’idée, c’était de fuir les théâtres et d’investir les cafés, pour tisser autrement la danse avec la nourriture et la conversation. «Mais quand, au bout d’un an, je suis allé défendre le projet au ministère, c’était comme si on n’avait rien fait. Pour eux, ce n’était pas ça, l’action culturelle. Et je me suis complètement découragé.»


« Ancrage social »


Tant pis pour les institutions françaises. Auraient-elles été plus accueillantes aujourd’hui, à l’heure où la majorité d’entre elles tentent en vain de «s’ouvrir à d’autres publics» avec la panique d’une mouche en train de se cogner la tête dans la vitre ? «En tout cas, c’est le Nigeria qui m’a appris comment être artiste en 2021». Pour lui, c’est passé entre autres par l’organisation, dans plusieurs villes africaines, des «dance gatherings», événements massifs, pas tout à fait festivals, un peu workshops, réunissant lors de sa dernière édition 135 artistes (mode, danse, cinéma, arts visuels…) et près de 5000 spectateurs. «Quand on a fait la “dance gathering” à Lagos, par exemple, on s’est tous retrouvés pendant deux semaines et après on a bloqué une rue, Broad Street, pour montrer tout ce qui était sorti de ces rencontres. C’est ce qui a permis d’attirer l’attention du gouverneur et d’obtenir les premiers fonds.» En France, depuis les fenêtres de la Biennale de Lyon, Dominique Hervieu regarde ces grands rassemblements de créations spontanées avec envie. A défaut de pouvoir téléporter le concept cette année, elle a tenu à ce que les onze danseurs de Re:INCARNATION puissent transmettre leur savoir-faire à de jeunes danseurs lyonnais. «Ce qu’ils ont vraiment à nous apprendre, eux comme quelques autres créateurs africains de cette nouvelle génération, c’est surtout à être plus inventif sur le plan de la production, de la transmission et de la diffusion de la danse, remarque Dominique Hervieu. Et puis, ils sont riches de ce dont on manque cruellement ici : l’ancrage social de la danse et sa fonction communautaire puissante.»

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